Qui n’a jamais entendu ou dit la célèbre phrase de Descartes : « Je pense, donc je suis » ? Que ce soit pour souligner la victoire d’un raisonnement ou pour affirmer la primauté de la pensée sur toute autre chose, cette maxime représente l’un de ces traits philosophiques gravés dans la culture moderne. Pourtant, il est peu probable que vous l’entendiez dans la bouche d’un bouddhiste. Voilà pourquoi.
De ce fameux « Je pense, donc je suis », nous tirons deux constats. Le premier est lié au « Je pense » et montre que le fait de penser, en plus d’être la caractéristique de l’être humain, lui permet d’attester par lui-même de son existence. La pensée seule suffit à prouver son existence. C’est dire comme Descartes accorde une importance sans commune mesure au pouvoir de la pensée. Le deuxième constat a trait au « je suis ». Il nous dit qu’il est clair et évident que nous avons une identité bien définie, fixe et aux caractéristiques reconnaissables en tout temps par soi et les autres. Or ces deux points sont diamétralement opposés à deux notions bouddhistes cruciales : l’interdépendance et le non-ego.
L’héritage de Descartes nous fait envisager le monde de manière dualiste. Il y aurait d’une part un noyau solide, l’individu, et d’autre part tout ce qui gravite autour de lui, le monde, les choses, les autres. De ce face-à-face naît un sentiment de séparation irrémédiable entre soi et tout ce qui n’est pas soi et, avec celui-ci, l’impression bien ancrée d’être indépendant des autres et du monde. L’enseignement du Bouddha montre que cette impression d’autosuffisance est une illusion tenace et il pointe au contraire l’interdépendance de toute chose, en sanskrit pratityasamudpada. Il y a une dépendance commune entre les êtres, la nature, les choses. Rien n’existe par lui-même et par conséquent le moindre phénomène dépend de causes et de conditions qui seront elles-mêmes de nouvelles causes à de nouvelles conditions. Cet entrelacs de causes et de conditions qui font le maillage du réel est appelé dans les enseignements bouddhistes la coproduction conditionnée.
Dôgen, le maître japonais fondateur du Zen Soto (1200-1253) ne cessait d’insister sur la nécessité de la contemplation de la nature comme source d’enseignements inépuisables à propos de l’interdépendance. La nature, exemple à portée de regard de l’enchaînement des causes et des conditions qui lient toutes choses entre elles. Ainsi, il invite : « Souhaitez que même l’arbre et la pierre vous enseignent la Loi ; demandez même à la rizière et à la campagne de vous enseigner la Loi. Posez la question à la colonne nue ; étudiez à fond auprès des haies et des murs ».
L’interdépendance est donc le contraire de la séparation. Nous sommes liés intimement à l’entièreté du vivant. Cet enseignement est d’une profondeur commotionnante, car dans notre vie courante, il n’est pas toujours évident de se sentir lié ainsi à l’entièreté du monde phénoménal. Nous le voyons plus spontanément comme face à nous, justement parce que nous portons même sans le savoir des lunettes cartésiennes. Les enseignements du Bouddha remettent en cause radicalement cette vision du monde dualiste du \"moi face aux autres\". Nous ne sommes pas séparés de tout ce qui nous entoure, mais reliés à ce qui nous entoure. Nous pouvons le constater aisément pour peu que nous y fassions attention. Prenons cette expérience bien connue de deux plantes qui sont soumises l’une à la critique et aux insultes ; l’autre à la douceur, aux éloges et aux encouragements. L’effet de ces traitements est confondant, la première se meurt rapidement alors que l’autre croît avec force et vigueur. Le lien entre l’homme et la plante, bien qu’invisible, est réel. Autre exemple : vous êtes en réunion avec des collègues, tout se passe bien jusqu’à ce qu’un autre collègue entre dans la salle. Il est dans un état de tension extrême, une grande colère l’agite et, sans même qu’il ait besoin de dire quoi que ce soit, l’ambiance de la réunion a tourné, comme un changement de météo soudain. Nous sommes reliés.
Chaque geste, chaque parole nourrit ce lien aux autres et au monde, de façon positive ou négative, cela dépend de l’intention de l’acte ou de la parole. Chacun fait partie intégrante de ce tissu intime de relations qui dessine la trame du monde et peut donc à sa mesure influencer le cours des choses.
L’interdépendance a une conséquence majeure : l’impossibilité de l’existence de l’ego. Si tout est interdépendant, comment isoler quelque chose comme un \"moi\" solide ? Pas facile à envisager pour les héritiers de Descartes que nous sommes, l’ego étant considéré comme le pivot axial à partir duquel l’homme considère toute chose, lui-même, mais aussi le monde qui l’entoure (les êtres, les phénomènes, les objets, les situations…). Pourtant un des premiers enseignements du Bouddha porte sur le non-ego, anatman en sanskrit.
Nous sommes toujours beaucoup plus vastes que les étiquettes que nous nous sommes collées.
Le non-ego a trois caractéristiques capitales. La première est l’impermanence (anitya), c’est-à-dire qu’il n’y a rien à trouver de constant ou de fixe dans l’ego ni dans l’ensemble des phénomènes d’ailleurs. La continuité n’est qu’une impression et l’insaisissabilité est une réalité indépassable. Ainsi « la seule loi dans l’univers qui ne soit pas soumise au changement est que tout change, tout est impermanent », dit le Bouddha. La deuxième nous rappelle que l’existence humaine est soumise au mal-être, à la souffrance, quelle que soit la forme qu’elle prend, comme l’a enseigné le Bouddha dans la Première Noble Vérité. Enfin, la troisième caractéristique est liée à l’impossibilité de démontrer l’existence de l’ego. Où est ce \"moi\" ? Dans ma tête, dans ma poitrine ? Il se dérobe dès que nous tentons de le saisir. Pourtant, spontanément, nous nous accrochons à ce \"moi\", nous essayons par tous les moyens de le fixer, de le définir (je suis : riche, pauvre, malade, artiste…).
Nous pensons ainsi avoir une identité à laquelle nous pouvons nous référer une fois pour toutes. Or, nous sommes toujours beaucoup plus vastes que les étiquettes que nous nous sommes collées, notamment parce que ces étiquettes peuvent se décoller : je suis un mari, jusqu’au jour où je dois troquer mon étiquette de mari contre celle de veuf… Et ce constat est inquiétant : suis-je encore, sans toutes mes étiquettes ? La voie du Bouddha nous invite à découvrir que ce que nous sommes n’est pas constitué d’identités fixes, mais que notre être se configure et se reconfigure grâce aux liens que nous entretenons avec toutes choses, toutes situations : notre être, nos enfants, un mariage, le cerisier du jardin, notre maison...
Détruire les murs de séparation dressés par le « je » qui pense et sait Ainsi le Bouddha dit : « L’agent n’est pas, l’acte est. Nous ne sommes pas, il n’y a que des relations ». Nous voyons bien maintenant comme il n’y a rien de plus éloigné du \"Je pense donc je suis\" qui n’a que faire de toutes relations si ce n’est celle de l’ego à lui-même. Entrer en rapport au monde par le biais de la relation implique d’être éminemment concerné par tous les êtres, la nature, les choses, le monde en général. À partir de cette perspective, l’indifférence ne tient plus la route. C’est en cela que la notion d’interdépendance est une ressource aujourd’hui pour tous ceux qui voudraient penser un nouveau rapport aux défis écologiques qui nous sont posés. Comprendre et vivre le non-ego et l’interdépendance dans notre vie de tous les jours, c’est d’une part arrêter de chercher à confirmer ou consolider en permanence notre identité pour laisser la place à la surprise d’être bien plus multiple et plein de ressources que nous aurions pu l’imaginer. C’est aussi apprendre à détruire les murs de séparation qui nous empêchent d’entrer en relation avec le monde et d’en découvrir toute la richesse insoupçonnée.
« Loin des pensées
Seulement j’écoute
Une goutte de pluie
Au bord d’un toit
C’est moi. »
(Dôgen)
Marine Manouvrier
Pourquoi un bouddhiste ne dirait pas « Je pense, donc je suis » ?,
Publié le : 08-05-2020 - 18:23